20 novembre 2018, convocation Ă 8h30, passage devant le jury Ă 9h30.
Je patiente devant la salle de prĂ©paration. Je ne tiens pas en place. Je commence Ă faire les cent pas en respirant trĂšs lentement pour tenter de ralentir le battement de mon cĆur qui sâemballe. Ă mes cĂŽtĂ©s, une immense valise emplie de codes qui pĂšse une tonne.
Je songe Ă lâĂ©quipe de France masculine de football. Quelques mois auparavant, ils ont gagnĂ© une deuxiĂšme Coupe du monde. Une finale de folie Ă la suite de laquelle ils ont rĂ©alisĂ© le rĂȘve de leur vie. Le Grand Oral de lâexamen dâentrĂ©e Ă lâEcole des avocats que je vais subir aujourdâhui est un peu une finale de coupe du monde de football. Il sâagit de lâĂ©preuve reine, affectĂ©e du coefficient le plus important. 1h de prĂ©paration pour prĂ©parer un sujet portant sur les LibertĂ©s Fondamentales. Puis 45 minutes devant les membres du jury qui sont rĂ©parties comme suit : 15 minutes dâexposĂ© sur le sujet prĂ©parĂ© et enfin 30 minutes de questions qui peuvent porter sur tous les pans du droit⊠LâĂcole des avocats semble si proche et si loin Ă la foisâŠ
Je nâarrive toujours pas Ă rĂ©aliser que ce moment tant attendu est arrivĂ©. Des annĂ©es que jâen rĂȘvais, des annĂ©es que jâallais observer les prestations des candidats avec envie. Aujourdâhui, je joue ma vie. Je joue ma vocation pour cette magnifique profession dâavocat. Je joue des milliers dâheures de rĂ©visions ces cinq annĂ©es dâĂ©tude Ă la FacultĂ© de droit. Je joue mon Ă©chec de lâan dernier Ă cet examen dâentrĂ©e, Je joue mes nombreux jobs Ă©tudiants, mon prĂȘt Ă©tudiant, tous les sacrifices, la sueur et les larmes.
Alors, jâai peur. Oui, jâai peur.
La porte de la salle de prĂ©paration sâouvre enfin. Une dame ĂągĂ©e me fait signe dâentrer et de mâinstaller. Puis, elle me demande de piocher mon sujet. Il sâagit dâenveloppes dans une boĂźte en carton. Il nâen reste plus beaucoup. Je fais partie des derniers candidats de cette session 2018 Ă passer. Je tire une enveloppe au sort et attend le verdict, proche de la crise cardiaque.
La surveillante ouvre lâenveloppe et sort un papier vert pĂąle. Cela me semble interminable. Elle lit et mâannonce enfin : « Sujet 67 : La libertĂ© religieuse face Ă la libertĂ© dâentreprendre ».
Je souris car quelques jours auparavant un autre candidat avait eu comme sujet « Qui de la lĂ©galitĂ© ou de lâĂ©galitĂ© permet-elle une meilleure Ă©quitĂ© ? » Une horreur. Au moins, le mien est concret. NĂ©anmoins, quelques instants plus tard, je mâarrache littĂ©ralement les cheveux car je ne suis pas du tout inspirĂ©e pour trouver un plan digne de ce nom. De surcroit, jâai peu de connaissances sur le sujet hormis le fameux arrĂȘt Babyloup.
Finalement, l’Ă©chauffement d’avant-match est bĂąclĂ©. Je gĂšre trĂšs mal mon temps, me noie dans le Code du travail, mâemmĂȘle les pinceaux et fini en catastrophe. Surtout, jâai honte de mon exposĂ©. Deux choix sâoffrent Ă moi : y aller et pleurer ou y aller et mourir avec dignitĂ©. Je me souviens alors dâun avocat pĂ©naliste, MaĂźtre R., qui me confiait : « Lisa, je ne pense pas que cet argument va passer ». Et le voilĂ qui le plaidait ensuite avec une immense force de conviction, en suant sang et eau. Je dĂ©cide donc de suivre son exemple et dâaller chercher cette admission avec les dents.
La dame mâaccompagne devant la prestigieuse Salle des Actes de la FacultĂ© de Droit. Cette mĂȘme salle oĂč des gĂ©nĂ©rations dâavocats ont eux aussi passĂ©s le Grand Oral. Cette mĂȘme salle oĂč, quelques mois auparavant, jâavais disputĂ© la finale du concours dâĂ©loquence Lysias. Clin dâĆil du destin.
Par curiositĂ©, je lis le nom des membres du jury qui vont mâĂ©valuer sur la porte. L’Ă©quipe adverse est donc composĂ©e d’une avocate dont jâignore la spĂ©cialitĂ©, une PrĂ©sidente du jury, maĂźtre de confĂ©rences, que je savais spĂ©cialiste en droit du travail et enfin un magistrat du tribunal administratif. Je deviens alors aussi blanche que ma veste smoking : le droit du travail et le droit public⊠les deux matiĂšres que je maĂźtrise le moins⊠Câest bien ma veine.
Les sourires bienveillants dâamies et de ma sĆur jumelle qui sont prĂ©sentes dans la salle me redonnent du baume au cĆur. Je mâinstalle.
Jâai toujours pensĂ© que la disposition de cette salle ressemblait Ă sây mĂ©prendre Ă une salle dâaudience. Dans le fond, le public. Devant, surĂ©levĂ© sur une estrade, le jury constituĂ© de trois personnes. Trois personnes, Ă lâinstar du PrĂ©sident dâun tribunal et de ses deux assesseurs. Enfin au milieu, le candidat. Seul. Seul comme un avocat qui tente de convaincre ses juges.
La Présidente me donne la parole. Silence complet. PremiÚre plaidoirie.
ParticuliĂšrement tendue en ce moment fatidique, je me lance dans lâarĂšne: « Madame la PrĂ©sidente, Madame et Monsieur les membres du jury, je vais vous raconter une histoire⊠Un jour, une dame qui travaillait dans une crĂšche a Ă©tĂ© licenciĂ©. Pourquoi ? Parce quâelle portait le voile. Or, la directrice de la crĂšche avait inscrit dans le rĂšglement intĂ©rieur que les salariĂ©s devaient respecter le principe de laĂŻcitĂ© et de neutralitĂ©. Cette situation, Madame la PrĂ©sidente, Madame, Monsieur les membres du jury illustre parfaitement la confrontation entre la libertĂ© religieuse et la libertĂ© dâentreprendre. »
Puis je déroule la suite de mon introduction et mon plan.
Au fur et Ă mesure de lâexposĂ©, je remarque que les membres du jury froncent les sourcils, font des mines dâincomprĂ©hension, de dĂ©sapprobation. Je termine enfin ce supplice pour tout le monde par une conclusion improvisĂ©e. Je jette un coup dâĆil Ă ma montre et blĂȘmis. Jâai tenu peu de temps. Moins de 10 minutes alors que câest tout de mĂȘme le minimum syndical…
Arrive alors lâĂ©preuve des questions.
Je ressens quâĂ ce moment-lĂ , dans la tĂȘte des membres du jury, je ne suis pas admise. J’ai le sentiment d’avoir encaissĂ© trois buts durant cette premiĂšre mi-temps. L’entame de la seconde pĂ©riode est donc ma derniĂšre chance pour les convaincre. Je me dis que, tel un match de football, tout est possible jusquâau coup de sifflet final.
Surtout, les propos de MaĂźtre P. me reviennent en mĂ©moire : « Le Grand Oral, câest une rĂ©compense. Prends du plaisir, câest ton jour. Quant aux questions, vois cela comme un jeu. Garde la parole le plus longtemps possible, argumente toujours et reste nuancĂ©e. »
Câest rĂ©ellement ce que je tĂąche de faire lors de cette sĂ©ance de torture de questions relatives au droit du travail posĂ©es par la PrĂ©sidente du jury tout dâabord puis relatives au droit public posĂ©es par le magistrat administratif ensuite. Deux spĂ©cialitĂ©s obscures pour moi. J’ai l’impression d’affronter le Real Madrid ou le FC Barcelone avec la modeste Ă©quipe du Racing Club de Lens.
Je me bats donc avec mes armes. J’essaye autant que faire ce peut de toujours formuler une rĂ©ponse avec des arguments juridiques en mobilisant toutes mes connaissances. Ce sont des duels pĂ©rilleux entre eux et moi. Je ne veux pas mâavouer vaincue, mĂȘme quand jâignore totalement la rĂ©ponse.
Toutefois, Ă un moment, la PrĂ©sidente du jury me pose cette question : « C’est quoi des corps intermĂ©diaires ? ». Je nâen ai strictement aucune idĂ©e et nâai rien Ă rĂ©pondre. Cependant, je me doute que câest pour essayer de me dĂ©stabiliser et que je ne joue pas ma vie lĂ -dessus. Je reste donc muette et adresse un sourire Ă la PrĂ©sidente du jury. Elle me rend mon sourire.Â
Ă son image, si lâensemble du jury avait lâair trĂšs sceptique lors de lâexposĂ©, il semble se dĂ©tendre lors de cette sĂ©ance de questions. Ainsi, le magistrat administratif arbore un air satisfait aprĂšs mon explication sur les enjeux juridiques de lâabsence de leader chez les Gilets jaunes. Je suis moi-mĂȘme plus confiante et commence Ă mâamuser.
ArrivĂ© enfin le tour de lâavocate. Elle me demande notamment ce que je pense de la rĂ©forme de la justice actuellement en discussion au Parlement. Je mâemporte un peu sur les dispositions pĂ©nales de cette rĂ©forme qui me mettent hors de moi, en particulier la nouvelle Ă©chelle des peines et lâexpĂ©rimentation de la Cour criminelle dĂ©partementale.
La PrĂ©sidente du jury annonce alors quâil reste moins dâune minute.
Lâavocate a dĂ» deviner aux rĂ©ponses formulĂ©es que jâĂ©tais pĂ©naliste. En effet, elle se prĂ©cipite pour me bombarder de questions ayant trait au droit pĂ©nal. Je nâai quâune envie : me lever et de lui faire la bise. Enfin du droit pĂ©nal ! Câest comme si jâĂ©tais en apnĂ©e et que je respirais enfin une bouffĂ©e dâair frais.
Elle mâinterroge sur les dĂ©lais de prescription de lâaction publique puis sur mon point de vue du procĂšs Georges Tron. Jâavais prĂ©cisĂ©ment suivi avec beaucoup de passion ce procĂšs. Jâexplique juridiquement pourquoi il a Ă©tĂ© acquittĂ© au regard des Ă©lĂ©ments constitutifs de lâinfraction reprochĂ©e. Puis je dĂ©montre en quoi son acquittement est respectueux de la prĂ©somption dâinnocence, clef de voĂ»te du procĂšs pĂ©nal.
Ensuite elle me demande : « Vous dĂ©fendez Salah Abdeslam, que faites-vous ? ». Jâaffiche un grand sourire car je suis tout Ă la fois amusĂ©e et surprise dâĂȘtre interrogĂ©e lĂ -dessus. En effet, je mâĂ©tais dĂ©jĂ violemment disputĂ©e avec ma sĆur jumelle, prĂ©sente dans la salle, Ă propos de la dĂ©fense de cet homme. Je rĂ©ponds trĂšs sĂ©rieusement que jusquâĂ preuve du contraire il nâest pas Ă©tabli quâil ait attentĂ© Ă une vie humaine. Quâil est simplement accusĂ© dâavoir apportĂ© son aide Ă une entreprise terroriste. Quâil doit ĂȘtre jugĂ© pour ce quâil a fait et non pour les exactions commises par dâautres le 13 novembre 2015.
Elle me questionne encore : « Un avocat peut-il mentir ? ». Je rĂ©ponds par la nĂ©gative. Elle me lance : « Ah oui ? Si votre client est coupable dâun meurtre et quâil vous demande de dire au juge quâil est innocent, que faites-vous ? » Je rĂ©plique que je ne dirais pas au juge que mon client est innocent. Je lui dirais quâaucune preuve dans le dossier nâĂ©tablit sa culpabilitĂ©.
Cette derniÚre réponse signe la fin de ma prestation.
Je file retrouver mes supporters.
Match intense dans lequel il a fallu mouiller le maillot⊠Il ne reste plus que lâattente douloureuse des rĂ©sultats oĂč lâon doute de tout, surtout de soi-mĂȘme, oĂč lâon rejoue mille fois notre prestation dans la tĂȘte en se maudissant de toutes les imperfectionsâŠ
***
Plus tard, jâapprendrai que jâai obtenu 12/20 au Grand Oral. Je regrette mon exposĂ© mĂ©diocre. Jâaurais pu faire mieux tant sur le fond que sur la forme. Mais il y a un enseignement Ă tirer de cette expĂ©rience : mĂȘme quand tout semble perdu dâavance, il faut se battre jusquâau bout. Parfois nous ne sommes qu’Ă un pas de la victoire. Parfois, il se passe des choses extraordinaires Ă la 89Ăšme minute.